Jean-Christophe Weber

« La médecine reste en quête d’une épistémologie propre, car l’opposition entre science des maladies et art de soigner ne parvient pas à rendre compte de l’unité d’une pratique. Cette épistémologie peut être dégagée en ressaisissant ce qui se produit dans la clinique, véritable laboratoire de la médecine : lieu de son effectuation et lieu de son élaboration, où l’expérience vécue et l’expérience acquise fournissent les coordonnées d’une expérimentation. La clinique a un point de départ : la demande d’un malade en proie à une intrication symptomatique maladive qui convoque le corps mais aussi le langage, et dont le médecin fait cas. La complexion symptomatique fait l’objet d’une analyse critique (diagnostic) qui débouche sur la détermination d’une thérapie. La clinique est alors une technique productive de remédiations diverses qui mobilise un ensemble hétéroclite de savoirs et de facultés pour trouver des solutions aux problèmes concrets des individus qui s’adressent à elle. Quand bien même la clinique importe pour son usage des biotechnologies et des algorithmes, elle reste incertaine et conjecturale car individuée. Si bien qu’en son cœur, la pratique médicale garde des allures infra-techniques, mobilisant des esthésies, une praxis, une sagacité pratique. Cette hétérogénéité épistémologique est la seule qui soit adéquate à son objet. »

Nul ne disconvient de l’existence d’un malaise dans la médecine contemporaine, mais les points de vue divergent concernant ses causes. Notre analyse prend comme point de départ le discord entre l’expérience vécue du malade et le statut de patient inauguré par la rencontre médicale, pour suggérer l’existence d’un motif de basse continue à une dysharmonie qui n’est pas la seule conséquence du contexte actuel, mais qui tient à un hiatus irréductible. Les mouvements tendanciels destinés à « corriger le tir » risquent de manquer leur but, faute d’avoir pris en considération le caractère inévitablement bancal de la pratique médicale. Faisant retour sur ce qui « a lieu » dans la consultation, la question initiale en vient à être déplacée : conviendrait-il, tout bien considéré, de ne pas trop (chercher à) comprendre le malade?

À l’heure où l’essence de la médecine cherche à être ressaisie pour repenser une pratique en crise d’identité, la notion de personne peut apparaître comme un point d’ancrage possible. L’auteur examine l’usage qui en est fait dans la littérature professionnelle et dans les avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) entre 2005 et 2010. La notion de personne apparaît complexe et sert des idéologies qui s’affrontent. Les traditions juridique, théologique et philosophique qui la sous-tendent ont cédé en partie à une nouvelle conception affirmée par la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948. Celle-ci n’évite pas deux écueils : l’exaltation de l’individu autonome et responsable de la modernité laisse un nombre croissant d’êtres parlants sur le bord du chemin ; l’attention portée au vivant minore le souci des conditions politiques et sociales de l’existence. Faisant retour sur l’éthique de la pratique, l’auteur suggère qu’elle n’a pas besoin, pour consister, de recourir à la notion polémique, complexe et problématique de la personne.

The improvement of ultrasound scan techniques is enabling ever earlier prenatal diagnosis of developmental anomalies. In France, apart from cases where the mother’s life is endangered, the detection of “particularly serious” conditions, and conditions that are “incurable at the time of diagnosis” are the only instances in which a therapeutic abortion can be performed, this applying up to the 9th month of pregnancy. Thus numerous conditions, despite the fact that they cause distress or pain or are socially disabling, do not qualify for therapeutic abortion, despite sometimes pressing demands from parents aware of the difficulties in store for their child and themselves, in a society that is not very favourable towards the integration and self-fulfilment of people with a disability. Cleft lip and palate (CLP), although it can be completely treated, is one of the conditions that considerably complicates the lives of child and parents. Nevertheless, the recent scope for making very early diagnosis of CLP, before the deadline for legal voluntary abortion, has not led to any wave of abortions. CLP in France has the benefit of a exceptional care plan, targeting both the health and the integration of the individuals affected. This article sets out, via the emblematic instance of CLP, to show how present fears of an emerging “domestic” or liberal eugenic trend could become redundant if disability is addressed politically and medically, so that individuals with a disability have the same social rights as any other citizen

The particular situation of the French administrative detention center medical units appears to be an exemplary case to study the difficulties facing medical practice. Indeed, the starting point of our inquiry was an amazing observation that needed to be addressed and understood: why are professional interpreters so seldom requested in ADC medical units, where one would expect that they would be “naturally” present? Aiming to fully explore the meanings of the “absent interpreter”, this article takes into account the possible meanings of this situation: the recourse to professional interpreters in France is far from expected given cumulative evidence of its benefits; perceptions of illegal immigrants and medical habitus itself may both hamper the use of a third party; the ADCs are a very stressful place for healthcare professionals, with conflicting missions, political issues enmeshed with medical goals, and heavy affective burden that may lead to self-protection. Silencing voices of suffering others might be seen as the hidden indecent truth of the “absent interpreter”. These reflections open a window to a larger issue with regard to the full range of medicine: what are the place, the role and the function of patient’s words and narratives in contemporary medicine? The highly invested somatic perspective and its political corollary giving primacy to bare life harbor potential risks of obscuring speeches and undervaluing narratives.

Nous faisons usage de machines, de chaussures, de cartes, en vue de notre vie, de sa conservation et de son développement. Mais c’est la vie elle-même qui est avant tout « usable », et pour laquelle machines, chaussures, cartes sont utilisées. L’ usage de soi, de son existence, est le présupposé et la poutre maîtresse de tous les autres usages. Or l’usage de soi se fonde sur le détachement de soi. Est utilisée une existence à laquelle on ne peut pas toujours s’identifier, qui ne se possède pas entièrement et qui, sans être vraiment étrangère, n’est pas non plus complètement familière. Autrement dit, l’usage de la vie concerne l’espèce qui, en plus de vivre, doit rendre sa vie possible. Le jeu de scène théâtral récapitule et amplifie les procédés par lesquels l’être humain se sert de son existence. L’activité de l’acteur est un modèle incomparable de l’usage de la vie et du souci de soi. Pour reconstituer avec précision les « technologies du soi », il convient de regarder de près les écrits de Stanislavski, Mejerchol’d, Brecht et Grotowski.

It is time to challenge the issue of pleasure associated with the core of medical practice. Its importance is made clear through its opposite: unhappiness—something which affects doctors in a rather worrying way. The paper aims to provide a discussion on pleasure on reliable grounds. Plato’s conception of techne is a convenient model that offers insights into the unique practice of medicine, which embraces in a single purposive action several heterogeneous dimensions. In Aristotle’s Ethics, pleasure appears to play a central role for action’s assessment and intensification. Pleasure is also tightly associated with the Kantian faculty of reflective judgment, which operates at the heart of clinical reasoning. Indeed, practicing medicine means to deal with the particular and the manifold, requiring clinical judgment, but also relying on embodied habitus . With Bourdieu’s notion of habitus , pleasure is the mark of a happy practice, which presupposes a deep involvement in one’s field. Throughout our inquiry, the question of pleasure comes to offer a critical reappraisal of real medical practice and leads to consider ethics more as a component of techne than as a separate realm of concern